Les relations franco-siamoises

Des liaisons parfois dangereuses

Même si, actuellement, la France est un des pays étrangers ayant le plus de sociétés opérant en Thaïlande, les 'expatriés' français n'ont pas toujours été les bienvenus, mais seuls quelques amoureux de l'histoire connaissent la nature des rapports mouvementés entre les deux pays.


              [Ambassade siamoise reçue par Louis XIV en 1686]

Les temps forts de leurs relations se situent d'abord à l'époque de Louis XIV et ensuite, beaucoup plus tard, pendant la seconde guerre mondiale. Ce ne fut pas systématiquement à l'honneur de la France, malgré la grande valeur de certains de ses 'envoyés', émissaires-janissaires, ambassadeurs, représentants ou fonctionnaires.

Mais à tout seigneur, tout honneur: la Thaïlande peut s'enorgueillir d'être, parmi toutes les nations de l'Asie du Sud-Est, la seule à n'avoir jamais été à la botte d'une puissance occidentale, et ceci essentiellement grâce au génie diplomatique de ses souverains qui ont su admirablement jouer leur rôle sur un échiquier géopolitique des plus complexes. Pour mémoire, les Philippines furent successivement occupées par l'Espagne et les États-Unis; Brunei, la Malaisie et la Birmanie ont été sous le contrôle de la couronne britannique; le Cambodge, le Laos et le Vietnam ont constitué l'Indochine française, et l'Indonésie fut une colonie néerlandaise, mais le royaume de Siam a toujours été indépendant.

Dès les premiers contacts entre les Européens et le pays de Siam, les rois successifs eurent à développer une stratégie des plus habiles pour ne pas tomber sous la coupe d'une seule puissance. Si l'on s'en tient aux documents de l'époque (notamment les traités commerciaux, fort nombreux), en 1512, s'établirent d'abord les Portugais, puis les Néerlandais en 1592, les Anglais en 1612, les Danois en 1621 et enfin les français en 1662 au temps du roi Naraï qui siégea sur le trône d'Ayuthaya pendant trente-deux ans (de 1656 à 1688).


[Le Chevalier de Chaumont, ambassadeur de Louis XIV au Siam,
lors d'une audience solennelle avec le roi Narai]

Afin de contrecarrer l'influence de ses principaux rivaux (i.e. les Anglais et les Néerlandais), Louis XIV de France (1643-1715) dépêcha, par deux fois, des ambassades, dont la première a été admirablement relatée par l'Abbé de Choisy, entre autres chroniqueurs, dans son célèbre «Journal du voyage de Siam fait en 1685 et 1686».

Mais tous ces efforts furent anéantis par la 'révolution de palais' en 1688 et la prise de pouvoir par des courtisans nationalistes à la mort du roi Naraï (cette même année). Les étrangers tombèrent en disgrâce et les Français, notamment, furent chassés sans ménagement, après que leur allié sur place, Constance Phaulkon, eût été exécuté.


           [Constance Phaulkon]

Ensuite, pendant environ un siècle et demi, le pays allait cesser tout contact officiel avec les représentants occidentaux, mais dut mener des guerres incessantes contre les Khmers et surtout les Birmans.

Le 7 avril 1767, après un siège de 15 mois, le Roi Birman Hsingyoushin s'empara d'Ayutthaya et la réduisit en cendres, sans même épargner les temples. Quelques mois plus tard, le Général Sino-Siamois Phraya Taksin expulsa ce qui restait de l'armée ennemie. Ayutthaya étant détruite, il s'installa à Thonburi, sur la rive Ouest de la rivière Chao Praya, de l'autre côté de laquelle se trouvait une petite forteresse, au lieu-dit Bang Makok (c.-à-d. "endroit planté d'oliviers"), restaurée par les troupes Françaises sous le règne de Naraï. Pour faire plus court, des étrangers peu rigoureux appelèrent ce lieu 'Bangkok'.

En 1778, les Siamois étendirent leur hégémonie sur la région qui correspond au Laos actuel (i.e. les principautés de Luang Prabang au nord, Vientiane au centre, et Champassak au sud) et un an plus tard, la statue du Bouddha d'Émeraude (d'un très beau jade, en fait), symbole le plus sacré aux yeux des Siamois (étant pour eux le "Palladium", c.-à-d. le garant de leur indépendance et de leur prospérité), fut ramenée de Vientiane (c.-à-d. "Cité de santal") et cérémonieusement installée à Thonburi.

A la fin du 18ème siècle, le Cambodge (tel qu'il existe aujourd'hui) était partagé entre le Siam et l'empire d'Annam (région centrale du Vietnam actuel). Au milieu du 19ème siècle, la plus grande partie (i.e. les provinces cambodgiennes de Siem Réap, Battambang et Sisophon) devint un protectorat du Siam.

En 1852, les Britanniques consolidèrent leur présence en Birmanie (qui a toujours une très longe frontière commune avec la Thaïlande). En 1856, cherchant à «fraterniser avec le crocodile et à s'attacher à la baleine», (selon la boutade royale), Rama IV signe deux importants traités d'alliance commerciale: l'un avec la Grande-Bretagne, l'autre avec la France, renforçant ainsi son indépendance vis-à-vis de ces deux 'super-puissances' et se mettant implicitement sous leur protection.


Le grand et bon roi Rama V (Chulalongkorn)

Quelques années plus tard, en 1862, Napoléon III (aux appétits insatiables) investit trois provinces du sud du Vietnam (i.e. la Cochinchine, autour du delta du Mékong) et, en 1863, passa un accord secret avec le roi Norodom 1er du Cambodge qui cherchait à se libérer de l'emprise siamoise. Un traité fut même ratifié à Paris en 1864. Mis devant le fait accompli, le roi Mongkut (Rama IV) finit par signer un autre traité en 1867 par lequel il reconnaissait (à contrecœur) la suzeraineté de la France sur le Cambodge mais obtint de conserver les provinces frontalières de Battambang et Siem Reap (où se trouvent les célèbres ruines d'Angkor, re-découvertes et rendues célèbres par le naturaliste français Henri Mouhot en 1859).


Carte du royaume de Siam

Au début des années 1880, sous la IIIème république (i.e. Léon Gambetta, Jules Ferry), la France, ayant établi sa domination au Vietnam, réclamait la rétrocession des principautés de Luang Prabang, Vientiane et Champassak, un siècle après leur annexion par les Siamois. A la création officielle, en 1887, de l'Union Indochinoise, il devint évident pour certains que la France ambitionnait de coloniser tous les pays du sud-est asiatiques (y compris le Siam et la Chine méridionale), sauf bien sûr la Birmanie et la Malaisie qui étaient sous le contrôle de la Grande-Bretagne.


[Le loup français et l'agneau siamois,
de part et d'autre du Mékong]


Le roi Chulalongkorn (Rama V)

D'ailleurs, devant la réticence du roi Chulalongkorn (Rama V, le Grand) à céder ces territoires de la rive gauche du Mékong, les français se mirent à appliquer la 'diplomatie de la canonnière'. Suite à quelques escarmouches franco-siamoises au Laos en avril 1893, le haut commandement français décida d'envoyer des bateaux de guerre pour bloquer l'embouchure du Chao Phraya (et donc par là le pays entier).


Le contre-amiral Humann, commandant en chef
de la division navale de l'Extrême-Orient

Les Britanniques, voulant éviter l'embrasement de toute la région indochinoise, firent pression sur Rama V qui finit par accéder à la requête de Paris. En juillet 1893, le protectorat français fut établi au Laos, complétant ainsi la Confédération Indochinoise (Cochinchine, Tonkin, Annam, Cambodge), considérée comme la "Perle de l'Empire". En 1896, un traité fut signé entre la France et la Grande-Bretagne par lequel elles reconnaissaient la neutralité et l'indépendance du Siam, qui jouait le rôle d'état-tampon entre les possessions territoriales des deux puissances coloniales se partageant le commerce [très fructueux] de cette partie de l'Asie (à noter que la souveraineté exercée en commun par deux ou plusieurs états sur un même pays s'appelle… 'condominium'!).


M. Paul Doumer, Gouverneur général de l'Indochine
(1897-1902), reçu par le roi Chulalongkorn

Quelques traités plus tard, en mars 1907, la France, toujours persuasive, obtint du roi Chulalongkorn la restitution des provinces de Battambang, Siem Réap et Sisophon au nord-ouest cambodgien. Malgré tout, en 1914, dès le début des hostilités avec l'Allemagne, un corps expéditionnaire siamois fut envoyé en France et cette participation, même symbolique, du Siam à la 'grande guerre' au côté des alliés, lui permit de faire partie des signataires du Traité de Versailles et de devenir un des membres fondateurs de la Société des Nations (i.e. la SDN, préfigurant l'ONU).


Cérémonie de crémation du roi Chulalongkorn

En ce début d'une ère nouvelle, le règne du fils de Chulalongkon, Vajiravoudh (Rama VI, de 1910 à 1925), fut marqué par la propagation des idées démocratiques ramenées d'Europe, et notamment de France, par les étudiants. Ces nouveaux courants allaient conduire, en 1932, à la fin de la monarchie absolue. Deux des acteurs principaux du 'coup d'état pacifique', Pridi Phanomyong et Phibun Songkhram, avaient fait une partie de leurs études à Paris.


[Le Maréchal Phibun Songkhram]

Dès 1938, au vu de ce qui se tramait en Europe (et ailleurs en Asie), le Siam avait renforcé ses effectifs militaires, alors que les forces françaises maintenues dans la région (Cambodge, Laos, Vietnam) restaient sous-équipées en hommes et en matériel. En 1939, le Siam prenait le nom de Thaïlande, i.e. "Meuang ou Prathet Thaï" (i.e. pays des hommes libres) et, trois ans plus tard, entrait en guerre aux cotés des Japonais, croyant aveuglément que ceux-ci sortiraient vainqueurs du conflit international. Une rumeur parla même d'un traité informel signé entre les deux pays devant le Bouddha d'Émeraude.

En 1940, après la débâcle et suite à l'établissement du régime de Vichy en France, les forces japonaises entrèrent au Vietnam et prirent la place des autorités françaises désormais bien affaiblies. A la mi-1941, ils s'invitèrent aussi au Cambodge et au Laos (mais sans toucher à l'administration coloniale). Le régime pro-japonais en Thaïlande, avec à sa tête le maréchal Phibun Songkhram, exigea qu'en cas de perte de la souveraineté française, les territoires (du Cambodge et du Laos) qui étaient autrefois à son pays, lui soient rendus.


          [Un Morane-Saulnier en Indochine, en 1940]

Devant le refus de la France, plusieurs unités thaïlandaises envahirent le Cambodge et il s'ensuivit toute une série d'escarmouches meurtrières de part et d'autre de la frontière, complétées par des bombardements aériens et des batailles navales dans le golfe du Siam. Ce fut un véritable conflit entre les deux armées, beaucoup plus bref mais aussi intense que celui qui se passait en Europe à ce moment-là.

Il ne fut pas autant 'médiatisé' pour cause de manque de moyens. S'ajoute à cela l'effet pernicieux de la propagande. Les bilans des pertes variant selon les sources, parfois du simple au double. Il est donc impossible d'avoir des chiffres précis. Ce qui est sûr, c'est que les Thaïlandais étaient aussi déterminés à récupérer leurs 'territoires perdus'  que les Français à les conserver.

Prenons par exemple la controverse sur la bataille de Koh Chang (île au large de Trat, près du Cambodge), en date du 17 janvier 1941. Les versions des belligérants divergent grandement. Les Français ont déclaré avoir détruit ou coulé pas moins de cinq bâtiments ennemis, alors que les Thaïlandais pour leur part n'ont mentionné que trois navires perdus.


             [cliquer ici pour voir le plan de la bataille navale]

Version française: la flotte, composé du croiseur Lamotte-Picquet et des escorteurs Dumont d'Urville, Amiral Charner, Marne et Tahure avait affronté le Sri Ayuthaya et le Thonburi escortés par les torpilleurs Songkla, Chonburi et Trat. Au bout de deux heures de combats le Thonburi, le Chonburi et le Songkhla furent coulés et deux autres bâtiments escorteurs sévèrement endommagés, sans aucune perte à déplorer pour les bâtiments français.

Version siamoise: au début de l'engagement, les français concentrèrent leurs salves sur deux lance-torpilles siamois encore à l'ancre et les coulèrent rapidement. Le Thonburi se mit à riposter mais fut grièvement touché à son tour pendant que le reste de la flottille, prise au dépourvu, se mettait en branle-bas de combat et contre-attaquait bravement. Peu après, le Sri Ayuthaya aurait touché le Lamotte-Picquet, alors que les deux autres lance-torpilles siamois s'occupaient des deux escorteurs français qui passaient dans leur ligne de mire. Sentant le vent tourner, le commandant français aurait décidé de prendre le large pour limiter les dégâts et sauver son vaisseau amiral.

Cela fut quand même un tournant dramatique du conflit franco-thaï, amenant les Japonais à intervenir et à demander aux autorités françaises de signer un traité (encore un!) par lequel elles cédaient la province de Battambang et une partie de celle de Siem Réap à la Thaïlande pour une compensation de 10 million de bahts. Le Cambodge gardait Angkor, l'ancienne capitale des rois khmers.


[Victory Monument, Bangkok]

Pour célébrer cet évènement, Phibun Songkhram fit ériger, fin 1941, le célèbre 'Victory Monument' en plein cœur de Bangkok. Mais c'était crier trop tôt victoire puisque ces territoires annexés revinrent à la France (et donc au Cambodge), par un énième traité, le 27 novembre 1947, la Thaïlande déclarant alors que la question des revendications était définitivement réglée.

Mais la Seconde Guerre mondiale avait fortement ébranlé la domination française en Asie du sud-est. Après un long et violent conflit avec les forces du Viet-minh (1946-1954), la France dut abandonner ses possessions. En 1953, elle reconnut l'indépendance du Cambodge et du Laos, et, au terme de la conférence de Genève (26 avril-21 juillet 1954), celle du Vietnam, mettant ainsi un terme aux rapports de mauvais voisinage qu'elle avait entretenus avec le Siam pendant près d'un siècle.

Raymond Vergé

Supplément photos (Bataille de Koh Chang)



13/03/2008
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