Mon père ce blaireau

            Un de mes plus lointains souvenirs, qui soit encore à peu près clair et vivace, me ramène dans la salle à manger familiale qui, la nuit, servait de chambre à mes parents grâce à l'ingénieuse invention du canapé-lit.

        Je devais avoir quatre ou cinq ans (1957-58) et un matin où j'étais allé saluer mes procréateurs, ma mère (m') avait délibérément ouvert sa robe de chambre sur sa poitrine généreuse, avec un sourire de madone, à peine voilé (sic) par la nostalgie de l'époque où elle m'allaitait encore (ou plutôt nous allaitait puisque j'ai un frère besson et dizygote avec ça, pour ne pas dire faux-jumeau), et des longues nuits qu'elle avait passées à me veiller pour empêcher que je (ne) m'arrache toutes les squames qui constellaient (constituaient ?) mon cuir chevelu encroûté par l'eczéma.

          "Mais t'es complètement conne, pauvre femme !", avait été la réaction paternelle à ce geste spontané de pure intelligence affective, et cette délicate répartie (qui me résonne encore à l'esprit comme le sinistre craquement du tonnerre dans la magie sereine d'un ciel d'azur) me donnait le ton de la quarantaine d'années qui allaient suivre, jusqu'au jour où cet animal nous fit le plaisir et l'honneur de tirer enfin sa révérence dans un dernier borborygme aussi discordant que nauséabond.

       "Mais c'était ton père tout de même !" devrait être le cri du cœur de toute personne normalement enfantée. C'est sympa de me le rappeler! Justement, c'est bien ça qui me dérange.

Je ne puis évidemment songer à lui reprocher d'être à l'origine de tous mes malheurs puisque, par et pour exemple, mes frères et sœurs s'en sont plutôt bien sortis, ou en tous cas ne semblent [pas] lui tenir rigueur de quoi que ce soit.

N'empêche que très tôt, je me suis retrouvé seul à la maison, car ils sont tous partis un par un, en commençant par les plus vieux, forcément, pour ne pas avoir à lui jeter la pierre. Faut dire qu'en ce temps-là (i.e. pendant les trente glorieuses) on entrait dans la vie active dès qu'on était en âge de se jeter à l'eau pour voler de ses propres ailes et tailler la route.

           Pensez donc, on était encore en pleine reconstruction et les A.N.P.E. ne vinrent que plus tard. C'est pour ça qu'au début des années 90, en pleine récession, mon père n'était pas le seul vieux schnock à répéter avec un cynisme radieux: "Faudrait une bonne guerre !" (Pour relancer l'économie), mais comme il s'était planqué dès 1940 (à vingt ans) et que, désormais, il ne risquait plus d'être mobilisé, je savais qu'il ne fallait pas répondre à ces assertions de débile, surtout qu'après, normalement, on avait droit au refrain: "Ah, si j'étais au gouvernement!"...

          Le problème c'est qu'il n'avait même pas été foutu d'être gendarme alors qu'après guerre, le certif devait être juste nécessaire pour se parer du képi. Selon ses dires (car je n'ai pas une vision aussi réductrice que lui de la maréchaussée), c'était le summum, la sinécure idéale: être payé pour faire chier les autres, sous le couvert de la loi, sécurité (!) de l'emploi, le tout, bien sûr, couronné par une retraite, l'Apothéose, commençant bien en deçà de toutes les espérances de vie.

           N'avoir pas pu devenir fonctionnaire représentait pour lui quelque chose comme le paradis perdu, et il se posait même en victime des circonstances: "Ah, si j'avais eu l'instruction!"...

          J'extrapole a posteriori en avançant que, s'il en avait eu l'envergure, il aurait certainement fait partie de la milice vu qu'il possédait largement toutes les qualités requises: anti-sémitisme primaire, lâcheté arrogante, jalousie maladive, soif de pouvoir facile, goût prononcé (voire… formulé) pour la souffrance des autres, propension naturelle à vouloir écraser les plus faibles pour se faire mousser…

          L'Épuration lui a malheureusement fourni l'occasion de se rattraper puisqu'il a pu, en toute mauvaise foi et bonne conscience, donner libre cours à toute la mesure de son ignominieuse misogynie: vu qu'il maniait les ciseaux, il fut réquisitionné pour tondre les femmes accusées (à tort ou à raison) d'avoir couché avec l'ennemi. Comme il n'avait pas non plus résisté aux avances de l'occupant (en se carapatant), il était fort mal placé pour jouer les justiciers, mais cela convenait parfaitement à son caractère de salaud.

           J'ai moi-même pleuré bien des fois sous les cliquetis hargneux de sa tondeuse mécanique qu'il brandissait comme une arme de minable petit sadique chaque fois qu'il estimait que mes grandes oreilles n'arrivaient plus à cacher mes boucles blondes.

 

              Et lorsque j'ai appris son attitude lamentable (pendant la période 39-45), il y avait belle lurette que lui et moi étions d'accord pour ne plus nous entendre et que je faisais ce que je voulais de ma tignasse.

            Il ne m'a jamais directement parlé (et pour cause) de ce qu'il avait fait pendant la guerre, son alibi principal étant qu'il aurait été envoyé en camp de jeunesse, mais sur le tard et malgré le jugement accablant de l'Histoire, il m'a quand même glissé, au détour d'une conversation, que Pétain avait agi pour le bien de la France.

          La bêtise aveugle et crasse défendant les héros déchus et vilipendés. De même qu'il se plaisait à marteler: "Faudrait Le Pen au moins 6 mois au gouvernement pour faire le ménage!". A défaut d'une bonne guerre, sans doute? Il n'a en fait été qu'un petit prolo soutenant les patrons, un sale 'Jaune'. Fort avec les faibles, faible avec les forts...

          Évidemment, il est très/trop facile de juger après coup quand on n'a pas soi-même vécu les évènements (dans leur contexte historique/dramatique).
          Mais ma mère a été condamnée (en 1941) à un an de STO (Service du Travail Obligatoire) en Allemagne pour avoir balancé un plat de nouilles sur le portrait de Hitler dans le restaurant de la rue Marbeuf (Paris 8ème) où elle travaillait comme serveuse pendant l'Occupation. 
          Elle me l'a prouvé tout à fait incidemment: dans les années 1980, nous étions elle et moi dans un train pour Perpignan et soudainement, à mon grand étonnement, elle s'est mise à parler/communiquer avec un jeune couple de touristes allemands, dans la langue de Goethe!

         Réaction immédiate de ma part: "Maman, j'ai plus de 30 ans et tu ne m'avais jamais dit que tu parlais allemand!" C'est là qu'elle m'a expliqué le pourquoi du comment... 

          Heureusement qu'il y a les femmes pour nous racheter! Elle m'a aussi raconté avoir fait un aller-retour à vélo (à bicyclette!) de plus de 300 km en 24h (Lourdes-Gironde-Lourdes) pour porter du courrier à des résistants en 1943 ou 44, avant de rencontrer son [putain de] coiffeur (un certain Louis-Paul-Henri, dit Nazareth, à cause de son grand nez)... Elle s'est rendu compte de sa terrible erreur le lendemain de la nuit de noces... Mais il était trop tard, à l'époque on ne divorçait pas ! Et c'est comme ça qu'on est là, mes frères, mes sœurs et moi…

Raymond Vergé (Pattaya, le 13/05/00)

PS: Ma mère a résumé sa vie avec mon père en deux mots: "cocue et battue". L'adultère ne me dérange pas. La violence est impardonnable. Quand elle voyait un vieux couple dans la rue se tenir par la main, elle était partagée entre le rire et les larmes: elle n'avait jamais connu ça! "Tiens, voilà Toto et Lolo", me disait-elle, un brin jalouse et/mais attendrie...


20/04/2011
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