Les «siamois»: une fratrie hors du commun

         Unis pour le meilleur et pour le pire

             Il est régulièrement question, dans les médias, de frères (et sœurs) siamois (es). Il y eut, entre autres, la tentative malheureuse de séparer Laleh et Ladan Bijani (29 ans, iraniennes) opérées à Singapour le 8 juillet [2003], et le succès apparent de l'intervention le 12 octobre de la même année sur Mohamed et Ahmed Ibrahim (âgés de deux ans, égyptiens), et eux aussi rattachés par le crâne. Les siamois reliés par la tête représentent environ une naissance sur 10 millions et à peu près 2% des naissances de type siamois (jumeaux qui sont, rappelons-le, toujours rattachés l'un à l'autre par deux parties homologues de leur corps). Mais d'où vient que l'on ait ainsi qualifié ce type de gémellité?

Remontons d'abord aux origines toponymiques: il serait tentant de rapprocher «Siam» du mot sanskrit «shyam» (un des noms du dieu Khrishna, i.e. noir, sombre, basané, entre autres acceptions) mais, vu le nombre de «chaînons manquants», cela reste difficile à démontrer. Quoiqu'il en soit, au 14ème siècle (de notre ère), le nom de «Siam» (Syam, Siem) aurait été attribué par les voisins birmans, khmers et chinois pour désigner la région du bassin inférieur du [fleuve] Chao Phraya. C'est ainsi que le royaume d'Ayuthaya (1351-1767) fut aussi connu en tant que royaume de Siam (par les étrangers), nom que le pays adopta par la suite et continua de porter officiellement jusqu'en 1939, lorsque le Premier Ministre Phibun Songkhram (formation militaire en France, années 20, NDLR) décida, pour des raisons historico-politico-culturelles, de revenir à un autre nom ancien : «Meuang Thaï  et/ou Prathet Thaï», anglicisé en «Thailand» pour s'arranger avec les normes internationales.

Et donc, forcément, jusqu'à la fin de la première moitié du 20ème siècle, tout ce qui venait du Siam (les habitants, le langage, et même une certaine race de chats) était qualifié de «siamois».

Bref. L'appellation «frères (et sœurs) siamois (es)» est née de la célébrité (mondiale!) des jumeaux Chang et Eng nés (de parents chinois) le 11 mai 1811 dans un village du Siam (i.e. sous le règne de Rama II, 1809-1824). Ils étaient rattachés l'un à l'autre par l'abdomen (du sternum au nombril). Vu la mentalité de l'époque, ils furent d'abord considérés comme un funeste présage, d'où une grosse inquiétude au palais. On envisagea même de les mettre à mort (pour calmer les… esprits), et puis comme rien de grave ne se passait, l'injonction royale ne fut pas prononcée. Les deux enfants grandirent quasi normalement, participant aux travaux quotidiens de la famille, accompagnant leur père, pauvre pêcheur (de rivière), qui en fit d'excellents rameurs (en tandem, est-il nécessaire de préciser). Les «jumeaux chinois», comme on les appelait alors, étaient aussi entraînés à courir, à sauter et à nager avec une coordination parfaite. A force de s'exercer ainsi, la bande de chair qui les reliait s'était distendue de quelques centimètres, facilitant leurs mouvements et leur permettant de prendre un peu de distance l'un par rapport à l'autre. Enfin, tout est… relatif!

 En 1827 (i.e. à l'âge de 16 ans), ils furent présentés au roi Rama III (qui régna de 1824 à 1851). C'est à l'occasion de leur visite dans la capitale qu'ils firent la connaissance d'un commerçant écossais, Robert Hunter, et d'un capitaine de marine américain, Abel Coffin. Remarquons au passage «Hunter» (chasseur) et «Coffin» (cercueil): deux noms peu engageants au premier abord! Pourtant c'est un peu le contraire qui se passa. Flairant la bonne affaire, ils s'offrirent comme impresarii, proposant d'emmener Chang et Eng en tournée intercontinentale. Contre paiement en espèces, leur mère (veuve et démunie) accepta de les laisser partir mais à condition que ses fils soient libérés de tout engagement dès qu'ils auraient 21 ans (Les mauvaises langues racontent qu'elle ne perçut que 500 US$ sur les 3000 promis par Hunter & Coffin). Il fallut en outre attendre deux années avant que le roi ne leur accorde la permission de quitter le royaume, et en avril 1829, ils s'embarquèrent enfin pour l'Amérique (d'où ils ne revinrent jamais).

Une fois sur place, l'esprit aiguisé autant que l'appétit, ils se mirent très rapidement à l'anglais et ne furent pas longs à comprendre que «Time is money», acquérant même des notions de comptabilité afin de mieux gérer leur carrière (sans toutefois pouvoir éviter de se faire exploiter par leurs… bienfaiteurs). Ils peaufinèrent leurs prestations scéniques, faisant, entre autres, une démonstration de badminton peu banale, se livrant à des acrobaties et à des épreuves de force, exhibant leur «partie commune» et répondant aux questions des spectateurs de manière très professionnelle.

Après avoir sillonné les USA pendant des mois, ils visitèrent plusieurs pays d'Europe, et notamment le Royaume Uni, gouverné alors par Guillaume IV (oncle de Victoria, qui lui succèdera en 1837), où ils continuèrent d'attirer un public de plus en plus vaste et conquis d'avance. Par contre, ils furent déclarés persona non grata  dans certaines contrées où l'on craignait que les femmes enceintes n'accouchent de bébés monstres après avoir vu ces étranges duettistes.

En parallèle (…), ils furent régulièrement soumis à des expertises médicales visant à comprendre la vraie nature de leur relation (!): par exemple, une fois, on fit manger des asperges [uniquement] à Chang, et subséquemment son urine en dégagea l'odeur caractéristique, mais pas celle de Eng. Par contre, à une autre occasion, l'un des deux frères fut discrètement pincé dans le dos et ce fut l'autre qui s'en plaignit! A plusieurs reprises tout au long de leur vie (et à leur demande), on étudia également la possibilité d'une séparation (à l'amiable) mais les «mandarins» de l'université de médecine déconseillèrent l'opération (qui ne poserait aucun problème de nos jours, ce cas de… figure étant depuis jugé fort simple par les chirurgiens).

Après leur tournée internationale, ils retournèrent aux États-Unis où, en 1832 (trente-trois ans avant l'abolition de l'esclavage), Hunter et Coffin tinrent leur promesse en déliant les jumeaux de tout engagement, ceux-ci ayant atteint leur «majorité». Néanmoins, Chang et Eng continuèrent leur prestations de vedettes de cirque (ou de bêtes de scène?), d'autant plus qu'ils empochaient désormais 100% des recettes. Ils se produisirent d'abord sous le chapiteau du légendaire Phineas Taylor Barnum & Bailey Circus, puis entamèrent une carrière… solo (!). Au bout de quelques années, ayant amassé quelque dix mille dollars, et fatigués de leur vie de nomades, ils décidèrent de se fixer à Wilkesboro, une petite localité paisible de Caroline du Nord (un état… du sud), où, après s'être essayé [sans succès] à l'épicerie de campagne, ils firent l'acquisition d'une ferme (avec quelques esclaves, comme ce fut la règle jusqu'en 1865). Ils avaient alors 28 ans (en 1839). Ils obtinrent la nationalité américaine, se choisirent le patronyme de Bunker (en l'honneur d'une famille d'amis new-yorkais) et estimèrent (le plus sérieusement du monde) que le moment était venu de prendre femme.

Justement, dans le voisinage, habitaient deux sœurs célibataires (âgées de 17 et 18 ans), Adélaïde et Sally Yeats, sur lesquelles ils jetèrent leur dévolu (et qui le reçurent plutôt bien). Au départ, il y eut naturellement quelques réticences du côté de la famille des jeunes filles, horrifiée à l'idée qu'elles ne pourraient jamais s'acquitter du devoir conjugal dans l'intimité et le secret (de l'alcôve) que la décence exige. Pour trancher la question, le scalpel fut à nouveau brandi sous le nez des prétendants, mais encore une fois, la peur évita le danger et on les préféra unis dans la vie plutôt que séparés dans la mort, d'autant plus que les demoiselles menaçaient, elles, de faire sécession (vingt ans avant la guerre du même nom) et de passer outre l'accord parental. Ainsi, après trois années d'un marivaudage très comme il faut, le mariage fut allègrement consommé (en 1843). Un lit spécialement adapté avait bien sûr été conçu à la mesure de l'évènement.

L'entourage se demandait si les deux «beaux-frères» seraient à même de procréer: neuf mois après la nuit de noces, les deux jeunes épouses donnèrent chacune naissance à une fille. Les deux bébés, nés à six jours d'intervalle, étaient d'une constitution parfaite. Il en fut de même pour tous les autres enfants qui suivirent. Au total, il y en eut vingt-et-un (dix pour Chang et Adélaïde, onze pour Eng et Sally). Mais avec les années (et les enfants) vinrent les inévitables problèmes de cohabitation. Il y eut de nombreuses disputes et querelles qui leur rendirent la vie impossible. Chang se mit à boire et Eng à jouer au poker (imaginez la scène!). Cette situation amena les deux couples à faire construire une seconde maison, à un kilomètre de la première. Les deux femmes s'installèrent donc séparément et il fut convenu que Chan et Eng passeraient alternativement trois jours dans chaque résidence, ce qu'ils firent tout le reste de leur âge.

Mais entre-temps, ayant épuisé leurs ressources, ils durent aussi repartir sur les routes, pour des périodes de plusieurs mois, emmenant parfois avec eux plusieurs de leurs enfants qui participaient au spectacle. Dans les années 1850, ils signèrent notamment un contrat avec le «Barnum American Museum» sur Broadway (New York) qui finança également de nouvelles tournées en Europe (où ils rencontrèrent le tsar de Russie Alexandre II et la reine Victoria).

C'est justement sur le bateau qui les ramenait d'Angleterre en 1870 que Chang fut victime d'une première attaque cérébrale et il resta hémiplégique (du côté droit). Puis sa santé ne cessa de se détériorer, d'autant plus qu'il continuait de boire sans trop de modération. C'est ainsi que dans la nuit du 16 au 17 janvier 1874, Eng, qui avait, lui, toujours bon pied bon œil, fut réveillé par une sensation étrange, un peu comme s'il était en train de se vider de sa substance: et pour cause, son alter ego venait d'expirer, sans doute terrassé par une embolie cérébrale. On appela un médecin pour une tentative de séparation mais Eng rendit l'âme avant le premier coup de bistouri.


Ils avaient donc 63 ans, un record de longévité pour des «jumeaux reliés» (beaucoup sont mort-nés ou ne vivent pas longtemps). D'abord enterrés dans la cour de la maison de Eng, leurs restes furent finalement placés, en 1917, dans le cimetière de l'église de White Plains (Surry County, North Carolina), une église qu'ils avaient eux-mêmes aidé à établir et à construire.


Une stèle commémorative rappelle qu'ils furent les premiers jumeaux de ce genre à être appelés «frères siamois»…

Raymond Vergé




03/03/2008
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