Rencontre avec un drôle de pèlerin

               Prisonnier des Allemands puis des Chinois, le père Charles Gorrissen a passé soixante ans de son existence à défendre les plus malheureux. Il vit désormais à Pattaya tout le reste de son grand âge.


[Pattaya, juillet 2006]

          Né en 1916 à Lille, second d'une famille de dix enfants, Charles eut des parents profondément croyants, figures très connues de leur quartier de Wazemmes où son père Joseph exerçait le métier de tailleur. Après trois années au Séminaire des Missions Étrangères de Paris (de 1934 à 1937), puis deux de service militaire et mobilisé en 1939, il se retrouve prisonnier de guerre en Prusse-Occidentale (Pologne actuelle), à Thorn et à Dantzig (Gdansk). Libéré en 1942 au titre d'aîné de famille nombreuse, il retourne au séminaire jusqu'à son ordination (en tant que prêtre) le 21 avril 1945.

           Après un stage dans une paroisse de Tourcoing, il part pour l'Extrême-Orient. La Chine d'abord, où il apprend le mandarin et aura l'occasion d'enseigner le français à l'université de Shanghai, ainsi que dans un petit séminaire à I-Pin, au Sichuan. Il explique sa démarche : «Vous savez, à cette époque-là (années 1930-40), on se faisait prêtre pour enseigner l'amour et la foi en Dieu, en obéissant à notre Sainte Mère l'Église. Les arguments étaient simplistes: on parlait du ciel et de l'enfer, mais moi ce que je voulais c'était juste me mettre au service des autres. Lorsque nous étions envoyés en mission en Asie, on nous confiait au clergé local, cela se passait entre confrères (presque essentiellement français, en tous cas francophones). Nous dépendions de l'évêque du lieu qui recevait des subventions du Saint Siège à Rome, entre autres aides. Mais ce n'était pas suffisant et il fallait faire avec les moyens du bord !».

          Prisonnier des Chinois
       En 1949, il connaît sa seconde captivité sous le régime de Mao-Tse Toung. «Même si nous n'étions pas dans un camp mais assignés à résidence, ce fut, dit-il, ma détention la plus pénible. En Allemagne, nous pouvions parfois assister à la messe et communiquer avec les autres. En Chine communiste nous ne pouvions plus 'penser' et encore moins correspondre avec les gens. Pire, nous ne pouvions plus faire confiance à qui que ce soit, chacun ayant le devoir de dénoncer quiconque pour la moindre prétendue faute. C'était terrible! Sans compter les privations et les séances de rééducation». Puis en 1951, les autorités de Pékin l'expulsent vers Hongkong, ainsi que des milliers d'autres occidentaux. Il quitte la Chine sans pouvoir rien emporter, pas même une photo.

           Au pays des Annamites
           Le père Gorrissen est alors envoyé par ses supérieurs sur les hauts-plateaux du Vietnam, à Kontum, où l'évêque (un camarade de séminaire) lui dit textuellement, en guise de bienvenue : «Les Français savent se débrouiller pour trouver les ressources sur place et se nourrir sur l'habitant». «Ce n'était pas toujours vrai, relève le Père Gorrissen, certains missionnaires sont morts de misère, je me souviens d'un cas précis en Inde dans les années 60. Moi, j'avais la rage de survivre; par exemple en 1970, j'ai fondé un foyer pour marins sans l'aide de personne, au Vietnam. J'avais écrit à Rome, ils m'ont envoyé une belle lettre, ils comprenaient mes problèmes, etc., mais aucune aide n'est jamais venue. A force de leur écrire j'ai fini par avoir mauvaise réputation, j'étais considéré comme un élément rebelle aux yeux de l'Église.
            J'ai passé près de 24 ans au Vietnam, sans cesse exposé au danger, du fait de la guerre civile, mais heureux d'être débordé d'activités. J'étais à la tête de trois paroisses dans la brousse où tout était à faire. Pour me déplacer, je devais moi-même conduire un véhicule Land Rover sur des routes minées. II m'arriva même d'assurer la messe aux fameux Bérets verts et à la Légion étrangère, raconte-t-il fièrement, mais c'est aussi là-bas que j'ai quelque peu délaissé mon bréviaire latin dont je finissais par trouver la lecture contraignante et inutile». Car il se considère plus travailleur socio-évangélique qu'homme d'Église…
        Au début des années 70, devant la misère de plus en plus grande des orphelins et des veuves, il fonde également un mouvement de parrainage. Mais de nouveau, en 1975, la guerre le force à partir. II est sauvé in extrémis par un hélicoptère américain qui le hisse du toit de sa demeure à 8h du soir, alors que Saigon sera «libérée» le lendemain 30 avril à 11h. Là encore, il ne peut rien emporter de ses maigres possessions.

          Les enfants de Manille
         C'est alors le retour en France (pendant 3 ans) où il crée l'association «Amis du Sud-Est Asiatique » (A.S.E.A.) pour aider les refugiés de cette région qu'il connaît maintenant très bien. Mais il ne peut résister à l'appel de l'Orient et repart en mission aux Philippines. En décembre 1978, le célèbre cardinal Sin (décédé le 21 juin dernier) le nomme aumônier d'un Boys-Town Complex, ou village d'enfants, à Marikina, dans la banlieue de Manille. Suivant son principe «qui n'avance pas recule», il relance son œuvre de parrainages au profit de ces malheureux gamins poussés vers l'enfer du vice par la misère et la rapacité des adultes.


            Il crée la «Charles Gorrissen Foundation» en janvier 1987 et ouvre un foyer pour jeunes filles. Il est alors connu comme le «Papa Charles d'Ermita». Il a trouvé sa vraie famille parmi les démunis : «N'ayant jamais reçu aucune aide officielle, ni de l'Église ni de l'État, ce sont mes amis et connaissances, parfois bien pauvres aussi, qui ont soutenu, à bout de bras, mon œuvre missionnaire, aujourd'hui vieille de 60 ans».


Charles Gorrissen Foundation Philippines

            Sous le soleil de Siam
          Début 2001, son grand âge (85 ans !) le force à se retirer de la vie active, avec le regret de ne pas avoir trouvé un digne successeur qui puisse s'occuper de sa fondation aux Philippines. Pour ses vieux jours, il s'était décidé pour la Thaïlande depuis longtemps: dans les années 1980, il était venu à Pattaya où le Père Brennan (fondateur de l'orphelinat, décédé en 2003), reconnaissant son semblable, lui avait proposé le gîte et le couvert à perpétuité. Mais tant qu'il est encore valide, il préfère résider en dehors de l'institution, tenant farouchement à son indépendance.


Pattaya (Juillet 2006)

          Voici comment il raconte ce cheminement : «Lorsque j'étais au Vietnam (de 1952 à 1975), puis aux Philippines (de 1978 à 2001), chaque fois que je rentrais en France, je passais par Bangkok en escale et une fois mon agence de voyage m'a dit que j'avais le droit de m'arrêter quelques jours. Peu avant cela, comme j'étais aumônier de la marine marchande, nous avions eu une conférence à Manille, et j'y avais fait la connaissance d'un père rédemptoriste qui s'occupait des marins à Bangkok. Il m'a invité, je suis donc passé le voir et il m'a très bien reçu, alors que par deux fois, au cours d'escales précédentes, j'avais été accueilli plutôt froidement par les collègues de la Procure des Missions Étrangères de Bangkok ! Bref, c'est comme ça que j'ai appris l'existence de l'orphelinat de Pattaya.


[Philippines]

           J'avais derrière moi des années d'action sociale au Vietnam avec les dockers, puis aux Philippines au temps des boat-people et des trottoirs de Manille, donc je suis venu par curiosité pour voir l'orphelinat de Pattaya. J'ai tout de suite aimé cette ville pleine de contradictions, et le choix s'est imposé à moi. La gentillesse des Thaïlandais, la douceur du climat, toute une qualité de vie. Je m'y suis installé en 2001. D'abord à l'hôtel et maintenant je loue un appartement. Je n'ai plus d'activités sociales, je ne fais que parrainer deux orphelines.


Avec ses filleules orphelines (Pattaya, 24/12/04)

            Je vis seul mais je ne m'ennuie pas ! J'écris, je lis, je regarde TV5, je marche, je me promène dans les centres commerciaux, je vais dans les bars écouter la musique et parler aux filles qui m'accueillent toujours avec la chaleur rayonnante des cœurs simples. Nous sommes sur la même longueur d'onde. Elles savent que je comprends leur situation. Et puis ici, pour un vieillard comme moi, on peut être soigné sans problème. Je me suis fait opérer pour une deuxième prothèse de hanche, ça s'est très bien passé. S'il m'arrive quelque chose, en un quart d'heure, je suis à l'hôpital. Mes supérieurs ont fermé toutes les maisons de retraite en Asie pour renvoyer tout le monde en France mais moi je préfère rester ici. Les asiatiques sont naturellement doués pour le bonheur et je suis heureux au milieu d'eux. Maintenant, je suis obligé parfois de me doper à l'aspirine, surtout lorsque je sais que je vais avoir une visite comme la vôtre!».


[Philippines]

          Détail cocasse
         Il ne compte plus le nombre de demandes en mariage qu'il a reçues au cours de son sacerdoce, surtout au Vietnam, aux Philippines et même jusqu'en Thaïlande. Candide, il l'explique par le fait qu'il a toujours essayé d'apporter un peu de réconfort aux «laissées pour compte», parfois avec un simple sourire, un conseil éclairé et surtout beaucoup de respect. Sa démarche paternelle n'a pas toujours été appréciée par les mafias locales qui l'ont mis plusieurs fois à la porte des bars (de Manille notamment) où il visitait ses «brebis égarées». Mais il précise qu'il ne s'est jamais senti en danger à Pattaya qui représente pour lui une sorte de kermesse «paroissiale» permanente!


[Philippines]

          Distanciation
      Concernant ses relations avec la maison-mère, il est un peu amer: «Notre supérieur général se fait chaque année un devoir de rendre visite aux retraités des MEP. Il vient entre autre vérifier si nous avons fait les arrangements nécessaires pour léguer nos biens, si les papiers sont bien en règle, etc. Il préfèrerait que des collègues comme moi reviennent vivre dans leurs maisons de retraite en France, pour que les MEP continuent de toucher les subventions du gouvernement. Le supérieur général m'a donc rendu visite en février dernier pour me dire, et je ne sais plus comment c'est venu dans la conversation, qu'en fait ma vocation au service des opprimés, ce n'était que pur orgueil. Je l'aurais fait parce que je voulais laisser mon nom à la postérité, il m'a dit ça chez moi, les yeux dans les yeux ! Ce sont des petits gars qui n'ont pas fait la guerre ! Après la vie que j'ai menée, venir me dire que j'ai fait ça par orgueil, pour que mon nom reste à la postérité ! Je préfère ne pas donner suite à de pareilles allégations!».


[Philippines]

          Réalités économiques et nostalgie camarade
         En tant que missionnaire, la retraite officielle tombe à 65 ans: 336 euros par mois. Au début sa pension était envoyée aux MEP (rue du Bac) qui avaient payé les cotisations des retraites, mais une loi est passée pour individualiser les allocataires, et maintenant, depuis deux ans, il perçoit aussi un complément de 500 euros supplémentaires : «Vous savez, j'ignorais tout de mes droits, on ne nous disait rien, délibérément. Pour me constituer un viatique, j'ai passé des d'années à faire des causeries en France, j'écrivais des lettres régulièrement et j'ai reçu des dons. En tant qu'ancien combattant et prisonnier de guerre, j'avais pas mal d'amis fidèles. Je pourrais presque dire que ma plus belle école de vie a été la guerre. Vous savez, il y a cette camaraderie, cette amitié indéfectible qui perdure même au bout de 60 ans. Et qu'importent les opinions politiques, religieuses ou même nos origines sociales. Pour ceux de ma génération, la période militaire aura été, paradoxalement, le meilleur apprentissage de la vie…».

Propos recueillis par Raymond Vergé


Le père Charles Gorrissen a reçu les insignes de Chevalier de l'ordre National du Mérite le 26/02/77.

NOTES
 Les MEP: Missions étrangères de Paris (une affaire franco-française)
            Leurs origines remontent à la «Congrégation pour la Propagande» qui avait été créée au Vatican en 1622. Quarante ans plus tard, Alexandre de Rhodes, missionnaire jésuite expulsé d'Extrême-Orient où il a effectué plusieurs séjours entre 1624 et 1645, convainc trois évêques français volontaires de se rendre en Asie en vue de créer un clergé «indigène» bien formé et de s'adapter aux mœurs et coutumes du pays, sans ingérence dans les affaires politiques. Ils partent au début des années 1660.
        On situe donc le début des Missions entre 1658 et 1663, date de la fondation de la Maison des M.E.P. au 128, rue du Bac, à Paris, où elle est toujours située de nos jours. Pendant la première période (de 1658 à 1700), on assiste à la fondation du séminaire général d'Ayutthaya (Siam), l'évangélisation du Tonkin (nord du Vietnam), de la Cochinchine (sud du Vietnam) et du Cambodge.
       Plus de 40 000 indigènes sont baptisés, trente-trois natifs de ces contrées sont ordonnés prêtres et un ordre religieux féminin est même créé en Annam (région centrale du Viêtnam). Cette action religieuse n'étant pas dénuée d'un certain patriotisme, les initiatives de la Société permettent l'établissement d'un courant commercial entre la France, l'Indochine et les Indes, ainsi que l'envoi d'ambassades et la signature de traités. Mais le travail le plus important des vicaires apostoliques et de la Société est de baser l'organisation des églises locales sur un clergé de prêtres et d'évêques locaux.
        Depuis le XVIIe siècle, en 350 ans, les Missions Étrangères de Paris ont envoyé plus de 4 500 prêtres en Asie, mais d'après la liste officielle des MEP, ils ne seraient plus maintenant que 287, dont 230 auraient plus de 65 ans et donc officiellement à la retraite. Les temps changent : le séminaire de la rue du Bac est devenu récemment un centre d'accueil pour les prêtres-étudiants asiatiques.

COMPLÉMENT PHOTOS


[Philippines, 18/06/94]


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Photos récentes du Père Gorrissen:
COQUETÈLE DU 12 JANVIER 2010 [PATTAYA]
Fête nationale française à Pattaya [2010]

FINALEMENT, EN 2011, LE PERE GORRISSEN EST PARTI EN FRANCE POUR Y PASSER LES RESTE DE SON AGE...



19/03/2008
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