Turpitudes eurasiennes: 2ème partie

=Escale à Séoul=

Le lendemain, toute honte bue, Victor retourna voir Maxime au 'Cloud Nine' pour lui relater l'incident:

«Tu nous aurais vus courir, on n'en menait pas large! Heureusement que le personnel de la KLM n'a pas appelé les flics, c'était chaud! Désolé pour les chinois, mais la situation était irrattrapable. J'espère que les gugusses qui organisent la filière ont compris que nous n'y étions pour rien. Ça commence à être éventé leur truc, les hôtesses ont bien pigé le manège, et question chaises musicales, faudrait changer de registre…

 

-Justement, Joe m'a dit qu'il y avait du nouveau, il a des contacts avec d'autres 'passeurs'. Là, c'est pour Séoul, tu fais l'aller retour dans la journée, tu reviens par le même avion, mais t'es payé moins cher. Cinq mille bahts.

-Banco, c'est ce que je dois à ma logeuse. Et ça consiste en quoi, ta rotation?

 

-Ben tu vois, ce sont des ouvrières thaïlandaises qui partent travailler en usine. En Corée, les salaires sont trois ou quatre fois supérieurs. Elles ne peuvent pas obtenir de visa de touriste sans fournir de garanties, alors le permis de travail, faut même pas y penser. Donc, tu pars avec une fille, vous faites connaissance dans l'avion et vous vous mettez d'accord sur ce que vous direz au cas où vous seriez interrogés par l'Immigration coréenne.

En arrivant à Séoul, tu te portes garant pour elle, t'es son fiancé, donc elle obtient son visa d'entrée, et puis vous êtes pris en charge par un couple 'Coréo-Thaï' qui place la fille en usine. Toi, tu reprends l'avion le soir même. La fille reste bosser deux, trois ou quatre ans, et puis elle rentre avec son petit magot, moins les cent cinquante mille bahts qu'elle a payé au départ.

-Dis donc, je mange pas du pain de fesse moi! Je connais un lascar, il fait la même chose: il 'débauche', si on peut dire, des filles de bar de Patpong qu'il amène à Singapour. Là-bas, les passes sont quatre ou cinq fois plus chères qu'ici. Au bout d'une semaine, elle a amorti les deux billets d'avion et elle lui verse sa commission, il peut rentrer pénard en chercher une autre. Pendant ce temps, la première reste un mois, le temps du visa qu'elle a obtenu grâce à lui et puis en revenant au pays, elle peut acheter un pick-up d'occasion à son père. Ça part d'un bon sentiment mais quand même !

-Non, non, te fais pas de bile, là c'est vraiment des filles qui vont travailler en usine. Et y'a aucun risque, tu passes comme une lettre à la poste».

Deux jours plus tard, Victor avait rendez-vous avec un Anglais qui vint le chercher à la terrasse du McDo de Silom et ils s'installèrent dans un taxi pour rejoindre l'émigrante dans un hôtel. En route, le 'gentil organisateur' lui fit le topo:

«Tu verras, c'est une paysanne de 38 ans, un peu bouboule. En débarquant, tu diras aux douaniers que son père possède une grande exploitation agricole et vous venez en Corée dans le but d'acheter des tracteurs. Ça devrait marcher… comme sur des roulettes!».

Seulement, en arrivant à la chambre, on lui présenta une jeune femme de 25 ans, plutôt mince, dont le père travaillait comme manœuvre. L'Anglais bredouilla quelques explications plutôt confuses, puis il gribouilla un numéro de téléphone sur un bout de papier:

"Voilà, en principe, une femme thaïlandaise vient vous réceptionner avec son mari coréen. Ils emmènent la fille et tu restes à l'aéroport. Le soir, tu prends le vol de retour, et tu nous appelles en arrivant, on vient te chercher, on te paie, on te mets dans un taxi et t'as gagné la journée!".

En principe, seulement. D'abord, l'accueil à Séoul fut glacial, à tous les sens du terme. On était en plein mois de novembre, il faisait -2º. Comme la plupart des occidentaux, Victor franchit les contrôles rapidement et une fois son passeport tamponné, il se tint à quelques mètres pour voir comment sa 'protégée' allait s'en sortir.

 

En saisissant le passeport thaïlandais, la policière coréenne fit la grimace et se mit à lui poser des questions en anglais. Victor essaya d'intervenir mais la fonctionnaire (qui en avait vu beaucoup d'autres) ne voulut rien savoir. Malgré les protestations de Victor, elle fit emmener la fille thaïlandaise à quelques mètres de là, dans un bureau de l'Immigration.

 

Heureusement la porte resta ouverte et Victor put observer la suite. Un policier en uniforme remit à la 'suspecte' un formulaire à remplir, en anglais, naturellement. Ne pouvant même pas déchiffrer les questions, elle se mit à paniquer et fit signe à Victor qui se précipita pour l'aider. Il était en train d'écrire à sa place, lorsque un officier apparut soudain et lui reprit son passeport.

«Mais j'ai déjà mon visa d'entrée, voyez le tampon, là!», protesta Victor.

«Puisque vous êtes soi-disant avec mademoiselle, on va vérifier». Et il disparut pendant un bon quart d'heure. Victor commençait déjà à être moins serein mais il n'en laissa rien paraître. Puis le fonctionnaire zélé lui rendit son document, lui faisant les gros yeux et le menaçant de l'index:

«Bon, on a rien trouvé d'anormal, mais attention, vous êtes désormais sur liste spéciale. Regardez cet écran d'ordinateur, vous voyez, on a enregistré votre nom et votre numéro de passeport. Si vous quittez la Corée sans mademoiselle, vous serez interdit de séjour à l'avenir!

-Pas de problème, je vous assure que nous repartons tous les deux en Thaïlande dans une semaine, après avoir visité des amis et fait un peu de tourisme.

-Très bien, j'espère que vous ne me racontez pas d'histoires. Voici vos passeports, vous pouvez y aller".

Victor crut s'en tirer à bon compte, se disant que la sanction éventuelle n'était pas bien méchante. La fille était ravie, elle rayonnait et ne cessait de le remercier en le félicitant.

Mais en débouchant dans le hall presque désert à cette heure, ils cherchèrent leur 'correspondante' en vain. Première déconvenue. Mais ce n'était pas le plus grave. Machinalement, Victor ressortit son passeport et jeta un coup d'œil sur son tampon d'entrée: horreur et damnation, le nom de sa 'compagne' avait été rajouté juste au-dessous, en lettres romaines et au stylo bleu. Ça voulait dire qu'il ne pouvait pas repartir sans elle. Il aurait voulu étrangler… l'Anglais, ce qui lui rappela que celui-ci lui avait donné un numéro de téléphone, au cas où.

Tu parles! Il changea quelques dollars, acheta une carte téléphonique et se précipita sur un appareil prévu à cet effet et fixé au mur avec une demi-douzaine d'autres. Il composa plusieurs fois le numéro griffonné sur le maudit bout de papier mais ça n'aboutissait que sur des 'bip-bip' horripilants. Un Coréen, visiblement éduqué et nanti, qui utilisait l'appareil voisin s'aperçut du désarroi de Victor et se proposa de l'aider, dans un anglais très courtois:

«Bonjour monsieur, quel est le problème, je me suis expatrié aux États-unis et je suis donc moi-même un touriste comme vous, que se passe-t-il?

-J'essaie de faire ce numéro, ça ne passe pas!

-Oooo, c'est normal, l'indicatif est erroné, désolé je ne peux rien pour vous, bye-bye!". Et il s'éloigna… Heureusement, Victor avait gardé le téléphone d'un contact à Bangkok. Il l'appela et pour toute réponse, il entendit un «Ok, no problem», puis 'bip-bip'… Il reposa le combiné en serrant les dents pour ne pas hurler.

Sans trop montrer sa colère à la copine thaïlandaise aussi dépitée que lui, Victor était en train d'imaginer ce qu'il ferait à 'Joe le planqué' en rentrant à Bangkok (si jamais il réussissait à repartir), lorsqu'il aperçut à l'autre bout du hall d'arrivée une femme asiatique qui leur faisait des grands signes. Ouf, leur 'réceptionnaire' était enfin arrivée. Tout de suite, il lui montra son tampon avec le nom rajouté au stylo, mais la dame lui sourit en expliquant:

"Ce n'est rien, l'encre est encore fraîche, venez, je vous emmène chez moi, je l'efface, je vous ramène ici et le tour est joué !».

Ainsi fut fait. Elle les conduisit chez elle dans un bon vieux 4X4 japonais. Elle habitait la campagne avec son mari coréen. C'était une maison préfabriquée qui faisait plutôt abri de chantier. Elle accueillait ses compatriotes immigrantes qu'elle faisait vraiment embaucher par des usines et des ateliers de fabrication recrutant de la main-d'œuvre servile et bon marché.

Au grand soulagement de Victor, qui s'inquiéta d'abord de la voir manipuler une lame de rasoir, elle réussit à effacer l'inscription sans laisser aucune trace. Elle le ramena ensuite à l'aéroport où il put réserver sa place pour le soir même, et après 8 heures à dormir sur un banc comme un clodo dans l'aérogare, il passa les contrôles sans anicroche.

Apparemment, l'ordinateur sur lequel il avait pu voir son nom le matin même n'était pas en réseau. Le douanier avait simplement essayé de lui faire peur, au bluff. Il retourna à Bangkok fatigué mais content d'avoir pu s'esquiver.

A Don Muang Airport, naturellement, personne n'était là pour le recevoir. Faut dire qu'il était une heure du matin, mais quand même! Il fit tous les numéros qu'on lui avait donné la veille et après plusieurs tentatives infructueuses, il finit par tomber sur une thaïlandaise qui se proposa de venir le chercher.

Effectivement, un quart d'heure après elle arriva et ils retournèrent à l'hôtel où on lui offrit un repas, avec bière à volonté. Puis Victor se vit remettre dix mille bahts au lieu des cinq mille promis. Il empocha sans se plaindre. Dans ces cas-là, mieux vaut ne pas chercher à comprendre. Mais le lendemain, appel frénétique de Joe:

"Victor, la femme s'est trompée, elle t'a donné cinq mille bahts de trop, tu dois les rembourser, sinon ils te feront la peau, attention, tu les connais pas, je t'aurai prévenu!

-Ah bon, ils vont me trucider pour si peu? J'aimerais bien voir ça! Écoute coco, cet argent, je ne l'ai pas volé, j'ai bien failli finir au trou avec vos conneries d'amateurs, alors ça mérite bien un pourboire. Maintenant, c'est plus mon problème, tu vois ça avec tes bricoleurs à la petite semaine, ce sont des charlots, et de toute façon, je ne veux plus jamais travailler avec des branquignols comme vous, donc on en reste là, tu me lâches et c'est point-barre!".

Quelques temps après, des copains bien informés racontèrent à Victor qu'un Français qui avait été, comme lui, engagé pour accompagner une émigrante thaïlandaise, avait dû passer 5 jours à Séoul, car la correspondante thaïlandaise n'avait pas réussi à effacer le nom de la "passagère" sur son visa (ils s'y étaient pris trop tard, l'encre avait séché), et il avait été obligé de déclarer la perte de son passeport auprès du consulat de France afin d'en obtenir un nouveau. Il était furieux, naturellement, puisque on lui avait dit, comme à Victor, qu'il n'y avait aucun risque. On suppose que c'est lui qui a démonté la mâchoire de ce bon vieux Joe en rentrant à Bangkok. Et c'est ainsi que celui-ci a fini par adopter un profil plutôt bas, forcément!

A suivre… (Raymond Vergé)



28/03/2008
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