Turpitudes eurasiennes: 3ème partie

=L'ombre d'Al Qaïda=
القاعدة

Une fois de plus, Victor se retrouvait en quête d'expédients et il ne lui fallut pas longtemps pour se voir proposer toutes sortes de magouilles. Car, de par sa situation géographique et sa prééminence en matière économique, touristique et culturelle, la Thaïlande est un véritable carrefour où se croisent tous… les trafics. Ce qui fait naturellement de Bangkok un vivier pullulant de malfrats, des 'demi-sel'aux gros caïds, et Victor fréquentait plutôt le tout-venant, pour ne pas dire le menu fretin.

Parmi les embobelineurs madrés, Jacques le Québécois faisait partie de ces personnages bizarres qui vous font la fête lorsque vous allez les voir (dans leurs repaires habituels) et vous reçoivent comme si vous étiez le fils prodigue, mais qui ne prennent jamais l'initiative de vous contacter directement par eux-mêmes. Un tel paradoxe ne peut cacher qu'une drôle de schizophrénie galopante.

D'autant plus que le fieffé coquin avait toujours besoin de compères pour aider ses clientes thaïlandaises à s'expatrier vers des contrées où la devise est forte. C'était le spécialiste du séjour prolongé dans les pays occidentaux, réputés pour leurs avantages sociaux autant que pour leur sévérité en matière d'immigration. Les 'hommes blancs' qu'il recrutait devaient simplement se rendre dans les consulats avec une émigrante potentielle et jouer (comme à Séoul) au fiancé accompagnateur, après avoir mis au point un petit numéro de duettistes, de façon à passer pour un vrai couple aux yeux des fonctionnaires et à obtenir le coup de tampon libérateur.

 

Mais cela ne payait guère que l'argent de poche et le problème avec Jacques, c'est qu'il passait des après-midi entières à jouer aux cartes et qu'il arrivait régulièrement aux rendez-vous, mais toujours avec une ou deux heures de retard. Victor finit par se lasser et envisagea quelque chose de plus conséquent. Il avait sa petite idée.

On disait à cette époque (i.e. début 2001) que les États-Unis, entre autres, étaient très courus car ça payait bien. La rotation (36 à 48h) pouvait rapporter près de cinquante mille bahts. Seulement, il fallait supporter les transits, le 'jet-lag' (décalage horaire) et les faces patibulaires des douaniers américains, eux-mêmes [forcément] descendants d'immigrants mais devenus carrément suspicieux, voire légèrement xénophobes, à l'usage. Victor avait toujours vaguement espéré une possibilité de cooptation pour connaître la petite montée d'adrénaline en débarquant à New York ou Miami. On parlait aussi de 'papiers' cousus dans la veste qui pouvaient rapporter gros, mais il fallait connaître du monde pour être admis dans une filière.

L'opportunité se présenta un soir dans un restaurant tenu par Micheline, une amie cannoise qui proposait des menus à 159 bahts. Victor en était au dessert quand il vit arriver ''la'' Betty de Namur aux formes généreuses et à l'organe bien timbré. Ils se connaissaient de vue, s'étant croisés à maintes reprises dans les bars familiers de Patpong. Il savait par ouï-dire qu'elle faisait des 'voyages' en tant que courrier (transportant divers documents) ou accompagnatrice (de candidats à l'émigration).

Il décida de tenter sa chance et s'invita à sa table. L'accueil fut chaleureux. Après quelques banalités protocolaires, il en vint sans ambages à l'essentiel et parla de ses propres escapades à Bali et Séoul. Il n'en fallut pas plus à Betty pour reconnaître un initié de troisième zone. Elle lui murmura : «J'ai quelque chose sur le feu, mais je ne peux pas t'en parler ici. Donne-moi ton numéro de téléphone, je t'appelle ce tantôt!».

Effectivement, deux heures plus tard, coup de fil de la plantureuse Namuroise: «Je prends l'avion pour Bruxelles demain, avec un petit chargement. Viens me rejoindre chez Micheline à 18h, je t'emmènerai à l'hôtel pour te montrer le colis et te présenter aux commanditaires.

-Y'a pas une petite place pour moi ?
           
-Pas pour l'instant, mais bientôt sûrement. Allez, bonne nuit et à demain».


[Photo JMS]

Ils se retrouvèrent à l'heure dite. A bord du taxi qui se frayait laborieusement un passage dans la quatrième dimension, Betty la volubile ne cessait de recevoir et d'échanger des appels sur son portable. Victor l'entendait à peine. Il admirait le paysage urbain, fasciné qu'il était par cette multitude de perspectives enchevêtrées, où des myriades de silhouettes éphémères évoluaient avec célérité, obéissant aux règles d'une scénographie résolument aléatoire. Pour échapper aux bouchons interminables, le chauffeur se mit à suivre la courbe docile des toboggans, alors que les feux du couchant se reflétaient à l'infini sur les panneaux de verre et d'acier habillant le béton des immeubles. La vie semblait glisser dans un magma fluide et aérien. Finalement, ils descendirent du manège pour se retrouver sur un trottoir sinistre et glauque.

C'était un hôtel standard, à cinq kilomètres de l'aéroport. La chambre louée ne servait que quelques heures, pour des rendez-vous discrets, juste le temps de procéder aux échanges. Ils y arrivèrent après 19h. Deux Maghrébins les attendaient, l'un soi-disant algérien, l'autre marocain, mais parlant très mal français. D'ailleurs, ils s'adressèrent à Betty en anglais. Ils semblaient avoir beaucoup d'amitié pour elle. Par contre, ils accueillirent Victor avec circonspection, voire suspicion, mais celui-ci n'en eut cure, il était plutôt surpris par l'attitude désinvolte de ces étranges protagonistes. Betty avait une petite Samsonite pleine [de ses effets personnels] qu'elle posa sur le lit à côté d'une valise vide, du même modèle, et elle les ouvrit toutes les deux. Puis elle pointa son index vers le fond de la Samsonite vide. Il remarqua immédiatement une épaisseur incongrue et pas très régulière, dont même un enfant de huit ans aurait pu s'étonner.

 

 

«Tu vois, là, il y a une cinquantaine de passeports vierges, scotchés sous la doublure. 
 
-Et… tu vas passer la douane comme ça ?!
          
-Allez dis, je l'ai fait plusieurs fois, il y a jamais aucun problème. Tu verras, je serai revenue dans huit jours, j'ai l'habitude, tu sais!».

Ce disant, elle transvida prestement ses affaires et, regardant sa montre, s'assura auprès des deux autres que le taxi avait bien été commandé. Dix minutes plus tard, elle était en route pour Don Muang Airport et Victor se retrouva seul dans la rue, déjà largué par les ténébreux comparses qui s'engouffrèrent également dans un taxi après l'avoir vaguement salué.

En attendant, il fallait trouver autre chose, ou du moins, quelqu'un susceptible de le mettre sur un coup. Le lendemain, surprise: sur son répondeur, un message de Bernard, originaire de Bretagne, qui avait ouvert une école de langues au bord du Chao Phraya trois ans auparavant. A l'époque, Victor s'était présenté à lui en tant que prof de français possible. Monsieur le directeur lui avait répondu qu'il n'engageait que des enseignants diplômés, ce qui, évidement, relevait d'une mauvaise foi incroyable, vu que de toute façon, il ne fournissait pas de permis de travail et qu'un niveau 'licence' était largement suffisant pour assurer les cours.

Bref, Victor se rendit à la convocation et fut rapidement mis au parfum: il s'agissait d'aller donner des cours particuliers (de français) dans des multinationales, en banlieue. Il n'était plus désormais question de diplômes mais seulement de dépannage: un prof de l'équipe était rentré en France pour raisons familiales et l'autre avait fait défection en détournant une partie de la clientèle. Dans ces conditions, le premier venu faisait très bien l'affaire. Victor ne fut guère flatté d'être l'homme providentiel et s'étonnait plutôt des bassesses polies de son interlocuteur.

Néanmoins, il joua le jeu, faute de mieux, et puis ça lui permettait de voir venir. Ainsi, pendant plusieurs semaines, il connut les joies des transports en commun bangkokiens. Mais vu que cela lui prenait largement plus de temps que les cours eux-mêmes, et qu'il n'était pas payé en conséquence, il tenta de négocier une prise en charge plus globale de ses heures passées au service de l'école. Pour toute réponse, monsieur le directeur lui fit parvenir une lettre qui fleurait bon la mesquinerie sournoise (!), s'excusant d'abord d'être à l'origine d'une servitude pénible, puis mettant brutalement fin à son engagement en quelques phrases perfides. C'était à vous dégoûter de travailler honnêtement ! Partagé entre le mépris et le soulagement, Victor décida, pour fêter ça, d'aller s'offrir le menu spécial chez Micheline. Celle-ci le prit à part dès son arrivée au restaurant: «Betty est rentrée de voyage, elle te cherche depuis une semaine, elle a égaré ton numéro de téléphone, appelle-la, c'est urgent !».

Une fois le contact renoué, ils se retrouvèrent dans une agence de voyage: «Tu pars demain soir avec moi pour Bruxelles et Rotterdam, on emmène cent vingt passeports vierges chacun, tu verras, nous on travaille comme des pros, c'est pas comme les rigolos qui t'ont envoyé à Bali et à Séoul». Victor aurait bien aimé la croire mais le jour suivant, une cascade d'évènements foireux l'incitèrent à se demander si ce n'était pas lui qui portait la poisse à Betty. D'abord, en début d'après-midi, il fut question de deux Pakistanais que l'on n'arrivait pas à localiser. C'était embêtant, vu qu'ils auraient dû livrer les deux cent quarante passeports le matin même, et le temps passait…

Vers dix-sept heures, à l'hôtel habituel, le contact, qui devait fournir les billets d'avion et le défraiement, n'était pas au rendez-vous. Ils s'installèrent au bar. Betty commençait à se ronger les ongles. Stoïque mais franchement désabusé, Victor s'anesthésiait à la bière. Heureusement, c'était offert par la maison. Au bout d'une heure, le contact n'était toujours pas arrivé mais les Pakistanais avaient donné signe de vie: ils allaient venir livrer la marchandise incessamment sous peu, à quelques blocs de là, dans un 7-Eleven. Ils s'y rendirent en taxi. Nouvelle attente. Betty ne savait plus où se mettre. Ils firent les cents pas sur le trottoir. Au bout d'une bonne demi-heure, deux individus de type indo-aryen, dont l'un portait un sac de sport, pénétrèrent dans la superette. Betty se précipita pour les rejoindre et revint avec le sac presque immédiatement. Dans le taxi qui les ramenait à l'hôtel, elle annonça [à Victor] un changement de programme: «Ils n'ont pu livrer que cent vingt passeports, j'aurais l'autre moitié demain, tu pars seul ce soir, je te rejoins à Bruxelles dans 24h, voici les clés de mon appartement là-bas, je te donne l'adresse tout à l'heure, qu'en penses-tu ?

-Euh, j'en pense que c'est vraiment n'importe quoi! J'y allais parce que tu étais avec moi et que je te fais confiance, maintenant ça change tout et je ne sais plus quoi faire.
          
-Je comprends, mais ce sont les aléas du métier, on ne peut pas partir à deux avec le chargement d'un seul, sinon c'est pas rentable, et tu seras payé quatre-vingt cinq mille bahts à ton retour, après livraison.
          
-Et si je me fais coincer, je prends combien ?
          
-Ça n'arrivera pas, je l'ai encore fait il y a un mois, tu te souviens ? Allez, tu as encore une heure ou deux pour te décider».

De retour à l'hôtel, leur 'contact' (un jeune Français 'deuxième génération') les attendait dans le hall. Il avait l'air d'être là par hasard, c'était rassurant.

Une fois dans la chambre, Betty vida le sac sur le lit: cent vingt passeports vierges (belges et néerlandais), avec leurs timbres fiscaux et les films adhésifs transparent propres à les rendre... infalsifiables.


Victor avait emmené de grandes enveloppes de papier kraft (marquées d'adresses bidon), comme on lui avait demandé la veille. Il se mit à les remplir fébrilement et se rendit bientôt compte de la dangerosité de sa mission. Cela faisait trois paquets énormes.

Demandant conseil et assistance à l'autre abruti qui se contentait de tourner en rond dans la pièce, il s'entendit répondre: «Et Zy-va, sois pas relou, c'est pas mon truc ça, je connais pas, moi, je fais dans la carte bleue ! ».

Et avec une mauvaise volonté à peine dissimulée, il fit mine d'essayer de se rendre utile en collant une des enveloppes avec une large bande de scotch opaque, couvrant au passage une bonne partie de l'adresse, la rendant incomplète, et donc plus que suspecte.

Une colère froide, attisée par la panique, commençait à gagner Victor.

«Bordel de merde, mais c'est quoi ce souk, je t'ai pas dit de me saloper le travail!».

Betty était encore accrochée à son téléphone portable, en train de gesticuler sur le palier. Elle coupa la communication et revint vers Victor: «Mais ne t'énerve pas, tout ira bien, allez, je t'aide à ranger tes affaires et on y va ! ».

Une valise, un sac et un attaché-case, chacun des bagages contenant une quarantaine de passeports, ce n'était pas la répartition idéale pour débarquer à Bruxelles mais Betty se montra tellement persuasive que Victor se surprit à l'accompagner comme un zombie vers le taxi qu'il devait prendre seul.

«Voici ton billet d'avion, une avance de dix mille bahts de défraiement et mon adresse: tu m'attends chez moi, à demain !». Elle claqua la portière sur un Victor pétrifié et dont le front, sous l'effet du climatiseur, se couvrait d'un suint glacé et désagréable.

Il se ressaisit en arrivant à l'aéroport. Juste avant de se présenter pour les formalités d'enregistrement, il s'imagina au passage des douanes belges: «Coucou, c'est moi ! Non, non, rien à déclarer, vraiment, je vous assure !».

Toutes les polices du monde savaient déjà que les réseaux terroristes (se réclamant d'Al Qaïda*) utilisaient de préférence les excellentes copies de passeports fabriqués en Thaïlande. Comme disaient les anciens: «Errare humanum est, perseverare diabolicum», i.e. si l'erreur est humaine, l'entêtement [à répéter la même erreur] tient du diable.

Et là, le diable, en l'occurrence, c'était Oussama ben Laden. Ne tenant pas à être assimilé à toute cette clique de fanatiques, Victor eût tôt fait de prendre sa décision.


Il appela Betty pour la prévenir qu'il ne partait plus et qu'il ramènerait ses paquets à l'heure et à l'endroit qu'elle lui indiquerait. Ils se retrouvèrent quelques heures plus tard sur le parking désert d'une galerie marchande.

Tout en récupérant les passeports, elle chercha à excuser ses 'camarades', affirmant que, d'habitude, c'était mieux organisé. Pour se faire pardonner, elle lui dit de garder les dix mille bahts (le défraiement) et ils se quittèrent bons amis. La semaine suivante, Victor apprit par Micheline que Betty était repartie en Belgique définitivement, elle-même déçue et échaudée par tant d'amateurisme.

Quelques mois plus tard, il allait entendre parler de plusieurs arrestations à Bangkok parmi les trafiquants de faux passeports, ce qui ne le surprit guère, ayant pu observer leur façon désordonnée de mener leur petit commerce. Bien sûr, ils n'avaient pas de lien direct avec une quelconque organisation islamo-terroriste, mais pour Victor, l'expérience avait été concluante. Depuis, un pote l'avait initié au boursicotage (sur l'Internet) et aidé à se constituer une petit portefeuille d'actions. Il avait enfin sa dose quotidienne [de montées] d'adrénaline, sans toutefois vendre son âme au diable…

Raymond Vergé (juillet 2004)


*Al Qaïda, en arabe, veut dire: la règle, la référence, le modèle, l'archétype, la base, le standard, l'idéal, le parangon...

http://www.lepetitjournal.com/bangkok/actu-en-bref-bangkok/69050-terrorisme-demantelement-dune-cellule-liee-a-al-qaida-.html

Bangkok - Vendredi 3 décembre 2010

TERRORISME – Démantèlement d'une cellule liée à al-Qaida

Deux Pakistanais et une Thaïlandaise ont été arrêtés et sont suspectés d'avoir fabriqué des faux passeports destinés à des groupes liés à al-Qaida, a révélé hier la police. Les arrestations en Thaïlande font partie d'une opération internationale visant à éradiquer une importante cellule terroriste, liée aux attaques en 2008 à Bombay et en 2004 à Madrid. Muhammad Athar Butt, 39 ans, Zeeshan Ehsan Butt, 29 ans, et Sirikanlaya Kijbumrung, 25 ans, ont été arrêtés mardi alors qu'ils tentaient de fuir vers le Laos. "Ils sont soupçonnés de faire partie d'un groupe criminel transnational, lié avec l'organisation terroriste Lashkbar-e-Toiba et impliqué dans de nombreuses attaques en Espagne et dans les pays de l'Union Européenne", révèle un communiqué de la police thaïlandaise. Le Département des enquêtes spéciales, travaillant aux côtés des autorités espagnoles, a découvert que des groupes criminels d'Asie du Sud-Est, en particulier du Pakistan et du Bengladesh, ont utilisé la Thaïlande comme base d'opération pour la falsification de documents."Ils sont liés à des groupes terroristes, à des fraudeurs à la carte de crédit, à des trafiquants d'êtres humains et à des marchands d'armes, qui utilisent ces faux passeports pour entrer dans des pays tiers", ajoute le communiqué. Le lieutenant général Tritos Ronritthiwichai a précisé que les trois suspects sont poursuivis pour contrefaçon de documents, passible de 20 ans de prison. "Il est temps pour la Thaïlande d'arrêter, d'éliminer et d'expulser ces criminels car ils ne sont pas les bienvenus ici", a-t-il commenté.  L'opération Kampai a "neutralisé une vaste cellule qui contribuait à fournir des passeports pour al-Qaida", selon le ministère espagnol de l'Intérieur.

(http://www.lepetitjournal.com/bangkok.html avec AFP) vendredi 3 décembre 2010



28/03/2008
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